Le dos
Au fait, on ne sait pas par quoi commencer cette histoire. Parfois, j’inverse son ordre car est-il facile de figer la chronologie des évènements ou la liste des invités quand on raconte des histoires de famille ? Le fait que quelqu’un ne soit pas encore né, ne veut pas dire que son destin n’est pas encore décidé. Le fait que quelqu’un ne soit pas là, ne veut pas dire qu’il n’est pas présent.
Mais ne compliquons pas. Une femme, un mari et une fille ado. Trois personnes dans une voiture. Ils vont à l’église. La fille y va parce qu’elle pense qu’elle y est obligée. Elle ne sait pas encore, et peut-être elle ne le saura jamais, qu’elle n’appartient qu’à elle-même. La femme et le mari y vont pour renforcer leur croyance, affaiblie par la semaine, que chacun doit porter sa propre croix. Depuis des cages en verre, ils se regardent mais ils ne se voient pas, puis ils détournent le regard, fatigués de ne rien voir. Anxieux, frustrés, furieux. À cause de cette peine sous la forme d’une grossesse qu’ils n’avaient pas voulue et d’une relation qui dure depuis 19 ans. Apparemment, ils ont décidé d’être condamnés à perpétuité. Impliqués dans des conflits. Les leurs propres et ceux entre eux. Une famille où personne n’arrive à vraiment aimer personne. Ils commencent des disputes sur la météo, sur des œufs brouillés, sur la belle-mère, sur la justice. Sur un regard absent ou sur celui vigilant. Sur ce que quelqu’un n’est pas là ou juste au contraire, qu’il est là. Parfois, ils font le ménage ensemble, ils jettent ce qu’ils peuvent comme si ça pouvait changer le cours de l’histoire de leur vie. Parfois l’un, une autre fois l’autre, sort en claquant la porte et en croyant qu’il ne rentrera jamais. Et ils sont rentrés. Ils avaient peur de la vie pour leur propre compte. Sans d’autres coupables qu’eux seuls. En se servant de la doctrine catholique et en conformité avec celle-ci, ils constataient qu’il fallait rester sur place jusqu’à la fin des funérailles.
Ils y vont. C’était encore l’époque où la femme suivait attentivement le regard de son mari. Elle collectait des preuves. Elle a retrouvé les yeux dans le miroir reflétant la poitrine de la fille. Il a vu qu’elle l’a vu. Sa voix sévère avec laquelle il disait que son décolleté exposait les séminaristes à des idées perverses. Il parle mais on ne sait pas à qui. La femme, défenseuse de la moralité et de la seule propriétaire de la poitrine légale dévisage sa fille avec dédain. Et la fille ne sait pas encore si elle est une enfant ou une adulte, coupable ou innocente. Si elle est une destructrice et potentielle tentatrice ? Et elle ne sait pas si elle aime ça ou non. L’effort nécessaire pour résister, à l’aide d’un sourire méprisant, aux yeux pleins de vulgarité de sa mère et de son père ne suffit pas pour longtemps. Elle sait déjà que les hommes sont des créatures faibles qui ont besoin de protection contre les femmes libérées. Elle sait que si la situation continue, dans la voiture il n’y aura personne avec qui elle puisse se sentir sûre. Elle s’occupe de son père affaibli par ses désirs, affaiblie par les désirs de son père et de sa mère. Elle déplace son décolleté au dos comme si ça pouvait tous les purifier des impulsions perverses.
Ils sont devant l’église. Qui est pris dans une histoire d’amour avec qui : difficile à savoir. Qui est moral et qui non : on ne le sait pas. Avec chaque souffle, la propriétaire du décolleté dangereux a l’impression d’aspirer le vide dans sa poitrine qu’elle n’a pas. Incapable de supprimer les circonstances, elle leur tourne le dos nu ainsi qu’au prêtre.